Fragments sur Lesage

I-01 Fragment biographique

«LESAGE traversa la jeunesse orageuse des natures poétiquement douées. Il suivit les écoles de Bretagne et vint apporter à Paris le fruit encore vert de ses études; mais sa voix se perdit dans cette tour de Babel, et il lui fallut retourner dans son pays, où il passa six années dans les fermes du Roi, comptant beaucoup d'argent, mais sans y trouver la passion de l'argent. Il lui restait quelques débris de son patrimoine; il revint à Paris etlesageportrait.jpg étudia le droit; il prit bientôt le titre d'avocat, mais il paraît qu'il ne plaida pas même sa cause, car il lui fallait vivre au jour le jour; heureusement qu'il n'avait pas le souci du lendemain, ce créancier débonnaire pour la jeunesse qui passe toujours sa créance au surlendemain.

LESAGE en était là, ne sachant à quel dieu se vouer, quand une femme passa sur son chemin, une grande dame qui avait perdu un mari vieux et qui voulait le pleurer avec un mari jeune. Voilà LESAGE qui s'embarque à toutes voiles sur la mer agitée des passions; mais il avait oublié d'embarquer l'amour avec lui, ou plutôt l'amour fut noyé à la première tempête. C'est encore le privilège de cette noblesse de l'esprit, elle n'a pas d'argent et elle dédaigne l'argent. LESAGE peut épouser une fortune en épousant une femme, mais son cœur n'est pas là; il revient sur le rivage, prêt à s'embarquer avec la première venue si celle-là garde mieux son cœur. (...)
Cependant la quarantième année commençait à sillonner son front, et rien n'était encore sorti de là.  par un hasard étrange il fut joué en même temps à la Cour et à Paris. La cour donna raison à Don César Ursin, une comédie imitée de CALDERON et donna tort à Crispin rival de son maître, un petit chef-d'œuvre que MOLIERE a oublié de faire. De son côté, Paris applaudit à outrance Crispin rival de son maître et siffla Don César Ursin. Il résulta de ces deux jugements beaucoup de bruit. LESAGE sortit de là déjà célèbre. La même année il imprima le Diable boiteuximage diable boiteux, cette satire transparente de ses contemporains;(...) Lesage avait trouvé sa voie : le roman et la comédie.» *

*In Arsene houssaye Histoire du 41e Fauteuil, pg 182-184

II-01 Lesage et le Theatre de Foire


Les auteurs de la Foire, pour exister, avaient à suivre un autre chemin que celui tracé par Molière.
Certaines pièces de Lesage, à cet égard, reprennent les catégories exploitées par la haute comédie, schémas de comédie d'intrigue, de moeurs, de caractère, tout en faisant la part belle aux formules comiques nées de l'inventivité des forains : pièces à écriteaux, à la muette, opéras comiques, marionnettes, monologues.
De telles pièces ont à témoigner de la diversité de ces spirituelles parades *, selon le mot d'un historien

 * A Henry Histoire de la littérature française, Belin frères 1897 p.402

 

Introduction à la préface du Théâtre Espagnol de Lesage.

Le discours de cette préface se partage entre deux types d'approche, d'une part la critique des variations du goût du public ; de l'autre, une reherche de vérité plus subjective . Le théâtre espagnol, en s'affranchissant de la féchereffe de l'intrigue, semble répondre à l' imaginaire de l'écrivain à cette époque; mais ainsi que le remarque un historien :

«Il se peut que l'indifférence témoignée à l'égard de ses traductions ait contribué aussi à ce qu'il cherchât à se frayer une voie nouvelle dans le sentier dramatique.» ¹

¹ L'INFLUENCE DE L'ESPAGNE SUR LE THEATRE FRANÇAIS DES XVIII &XIXe SIECLES PAR Guillaume HUSZÀR Paris H. Champion ed. 1912 page 50

Cheminement qui conduit Le Sage, devenu dramaturge confirmé, dans une direction qui n'a rien d'espagnol : la comédie de Turcaret en 1709 .

Toutefois, les idées exprimées dans la préface de l'année 1700 ne sont pas abandonnées, en particulier la critique de la sécheresse de l'intrigue dans le théâtre français.

Lors d' une scène intitulée Critique de la comédie de Turcaret par le Diable boiteux, publiée à part, mais longtemps donnée avec la représentation de la pièce, figure à nouveau cette critique du théâtre français, exprimée par les personnages de Don Cléofas et Asmodée :

Don Cleofas. À ce que je vois, c'est un de vos amis que l'on vient de jouer. Mais dîtes-moi Seigneur Asmodée, quel bruit est-ce que j'entends auprès de l'orchestre ?

Asmodée. C'est un cavalier espagnol qui crie contre la sécheresse de l'intrigue

Don Cleofas. Cette remarque convient à un Espagnol. Nous ne sommes point accoutumés, comme les Français, à des pièces qui sont, pour la plupart fort faibles de ce côté là "

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 Le Sage poursuit son propos par la critique de la règle des trois unités au théâtre. Ce respect des règles, sous le couvert de l'autorité d'Aristote, masque à l'époque un phénomène culturel plus étendu, quasi épidermique. 

C'est l'unité de lieu qui est surtout visée dans cette préface. Le merveilleux de l'intrigue des pièces espagnoles symbolisant l'absence de contrainte.

Corneille, dans le Cid et la comédie du Menteur,  servent d'exemple à Le Sage pour sa démonstration. Le résultat, cependant, paraît seulement réduire le merveilleux à l'ingéniosité dans l'art du déplacement.

Dans les phrases finales, c'est sur le mode optionnel qu'est mis à nouveau l'accent . Que veut le Parterre ? L'enjeu est celui d'un juste équilibre, que faut-il ajouter à ce qui manque, sans que cet ajout soit en trop ?

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L'influence de la littérature espagnole s'avèrera plus heureuse, plus libératrice, dans les romans. Ce qui cause un relatif échec au théâtre devient motif de succès du romanesque. L'auteur du Diable boiteux dans une épitre ( pur exercice rhétorique) au très illustre auteur Luis Velez de Guévara dont il emprunte la matière, déclare :

«J'aurais fait gloire d'être votre traducteur ; mais j'ai été obligé de m'écarter du texte, ou pour mieux dire, j'ai fait un ouvrage nouveau sur le même plan. »

​Il poursuit, déjouant l'origine du texte :

«J'ai passé à Paris pour votre copiste et je n'ai été loué qu'en second. Il est vrai, en récompense, qu'à Madrid, la copie a été traduite en espagnol et qu'elle y est devenue un original. »

Préface au Théâtre Espagnol *

CE n’eft point pour prévenir le Public en faveur de cette Traduction, que j’ay recours à une Préface , c’eft uniquement pour luy faire connoître mon deffein, qu’il ne peut découvrir par la lecture feule de cet Ouvrage. Tout le monde doit convenir que le Theatre François eft parvenu pour la pureté desD3000 lesage alain rene le theatre e1700 4 49727 mœurs, à un point de perfection inconnue aux autres Nations; on n’y peut rien ajouter touchant la politeffe, la douceur & les beautés de l'élocution.Tous les differens caracteres du ridicule y font peints avec des couleurs tres - vives & très - réjoüiffantes ; & fur ce fujet il femble qu’il ait confervé une fécondité qui ne s' épuife point: mais il faut avoüer auffi qu’on y voit une fechereffe d’intrigue étonnante; & je ne comprens pas pourquoy avec toute la delicateffe & tout le bon goût que nous avons, nos Auteurs, & les meilleurs mêmes,ont  négligé ce qui fans conteftation doit eftre réputé l 'ame & le principal fondement de toute l’acfion dramatique

  Je ne craindray point d’avancer que les Efpagnols en ont mieux jugé que nous, & qu’ils font nos maîtres a imaginer & à bien conduire une intrigue.Ils fçavent expofer leur fujet avec un art infini, & dans le jour le plus avantageux. Ils joignent à cela des incidens fi agréables, fi furprenans, & ils le font avec tant de variété , qu’ils paroiffent auffi inépuifables fur cette matière, que nos François le font fur la diverfite des caractères ridicules. Ce n' eft pas tout, les Pièces Efpagnoles font remplies de contre-temps ingénieux , de contrariétés dans les deffeins des Acteurs , & de mille jeux de Theatre qui reveillent à tout moment l’attention du fpectateur. Enfin leurs intrigues ont prefque toutes du merveilleux ; mais ce merveilleux ne donne pas dans le fabuleux & le romanefque, & comme ils le ramènent toujours au vrayfemblable par les régles de l’art, il fait un admirable eftet fur la scène.

  Nos François ne connoiffent point ces beautés, il ne paroît pas du moins qu’ils les ayent affés recherchées dans les Pièces qu’ils n'ont pas copiées ou imitées des Efpagnols. Il est vray, que l’imagination de ces derniers prend fouvent l’effor au delà des juftes bornes de la vray-femblance & de la raifon ; mais il me femble qu’en laiffant ce qu’ils ont d’outré, on pourroit les imiter en ce qu’ils ont de brillant & d’ingenieux, de par ce moyen rendre nos Pièces de Théâtre plus parfaites, en ajoutant les beautés qui nous manquent, à celles que nous poffedons déja.

  Voilà ce qui m’a fait entreprendre cette Traduction : je la donne au Public pour effayer fon goût; s’il n’est pas content de ce volume, il me fçaura gré de ne luy en pas donner davantage; s’il le reçoit avec quelque plaifir, je feray inceffamment imprimer d’autres Pièces qui ne feront pas plus mauvaifes que celles-cy , de toujours dans le mefme deflein d’encourager nos Auteurs à s’attacher plus qu’ils ne font à l' intrigue de leurs Poèmes ; par la ils rendront plus vif le plaifir que nous prenons aux fpectacles.

  Suppofé que la decifion du Public me foit favorable, je me propofe de parler dans la fuite des Auteurs Efpagnols ,  de faire connoître les obligations que nous leur avons de nous avoir fourni les intrigues de quelques-unes de nos meilleures Comédies ; mais je ne veux dire icy que les chofes dont il eft abfolument neceffaire que le Lecteur foit inftruit.
  Je ne me fuis pas fait une religion de traduire à la lettre; les Efpagnols ont des façons de parler que l'on ne me blâmera pas d’avoir changées. Tantoft ce font de ces figures outrées, qui font un galimatias des termes pompeux , de Ciel, de Soleil,  & d’Aurore; & tantoft ce font des faillies du Capitan Matamore, des mouvemens rodomonts, qui ne laiffent pas véritablement d’avoir de la grandeur ou de la force; mais qui font trop oppofés â nos ufages, pour pouvoir eftre goûtés des François. J’ay donc adouci tout ce qui m’a paru trop rude; mais je n’ay pas travefti mes Acteurs à la Françoife, comme de célèbres Auteurs qui en ont fait des Erafte ou des Clitandre dans quelques Pièces Efpagnoles qui ont efté reprefentées fur nôftre Theatre. J’en ay fait des Rodrigue & des D. Diegue qu’on reconnoîtra toujours à leur manière de penfer ou de parler, pour eftre nez fous un autre Ciel que le noftre.
   Comme les Efpagnols n’obfervent ny l’unité de lieu, ny la règle des vingt-quatre heures, & qu’a leurs figures outrées près, il n’y a proprement que cela qui nous bleffe dans leurs Comédies, j'ay gardé un milieu entre les libertés de leur Theatre, & la feverité du noftre. Quand je ne puis, fans fupprimer des incidens agréables, consommer l’action en un jour; je prens deux jours : mais cela ne va pas plus loin. Pour l’unité de lieu, il eft impoffible de la garder, fans ofter le merveilleux, & fans tronquer les intrigues, qui font, à .mon fens, comme je l’ay déjà dit, la plus ingenieufe & la plus noble partie de l’action dramatique.
  J’avoue .que lorfque nous voyons une Comedie qui commence en un Royaume, & qui finit dans un autre, nous avons raifon de nous révolter contre  une pareille licence; & il m’a femblé qu’un Traducteur pouvoit fe difpenfer de la refpecter, & prendre celle de partager en cinq Actes leurs Pièces qui n’en ont ordinairement que trois. Je mets la Scène de ces fortes de Pièces dans une Ville, où à la vérité cette Scene change de lieu, quand l’intereft  des Acteurs & l’action le demandent; mais pourvu que ces changemens foient bien ménagés, & que le fpectateur en foit averti, je fuis perfuadé que c’elt une fauffe délicatelfe de les trouver mauvais, & qu’en dépit d’Ariftote & de noftre Tribunal dramatique qui les condamnent, ils ne fçauroient nous rebuter.
  Quand l’action intereffe, on fuit les Acteurs fans s’en appercevoir, & j’en donne deux exemples, un dans le genre héroïque, & l’autre dans le comique. Dans le Cid, nous allons volontiers avec Rodrigue du Palais du Roy chez Chimene; et la fituation de cette Scene, quoy qu' elle soit contre noflre ufage, nous fait trop de plaifir pour en feavoir mauvais gré à l’Auteur. Dans la Comedie du Menteur, apres nous eftre divertis aux Thuilleries des menfonges de Dorante, nous le fuivons fans peine à la Place Royale, parce que fon caractere nous divertit, & que l’intrigue commence à nous attacher.
   Je diray en fmiffant, fans fortir du refpect qui eft dû à nos règles, que je veux croire fort judicieufement établies, puifque nos plus grands hommes les ont inviolablement obfervées,que tant qu’un Auteur gardera l’unité de lieu, il ne nous offrira que des intrigues très médiocres; & je crois qu’il plaira moins au Parterre par le mérite de cette fervitude qu’il fe fera luy-même impofée, qu’il ne luy plairoit par la reprefentation d’un grand nombre d’incidens & de contretemps agréables, que l’incommode & gênante unité de lieu luy aura fait fupprimer.
Et par là il oftera toujours à fes Poèmes plus de beautés,qu’il ne leur en pourra donner d’aillleurs.

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* L'espace d'une préface, il a paru possible de prélever la graphie originelle du texte imprimé, sans pour autant tomber dans le format image.

Cette préface se trouve également, avec l'orthographe moderne , dans un numéro de la revue Europe, le théâtre espagnol du siècle d'or (2012), pp164 à166.


 

 

Date de dernière mise à jour : 12/01/2021